vendredi 24 septembre 2010

Testament à l’anglaise - Jonathan Coe


J’ai lu Testament à l’anglaise lors de sa parution en poche il y a une dizaine d’années. Et il faut avouer que je ne me rappelais quasiment pas du contenu du livre, juste de l’impression qu’il m’avait laissé : extrêmement bonne. Voir une amie plongée dedans m’a donné envie de le redécouvrir. Je relis assez rarement un texte : il me faut beaucoup d’années et un grand livre…
Pour mémoire, prix Femina étranger en 1995, ce quatrième roman est celui qui a réellement fait connaître Jonathan Coe.

C’est l’histoire d’une « illustre » famille anglaise, les Winshaw, reconstituée selon différents points de vue et par différents procédés : coupures de presse, journal intime et surtout écrits de Michael Owen, romancier méconnu engagé pour ce faire par la vieille Tabitha Winshaw.
Tabitha, considérée comme folle car persuadée depuis quarante ans que son frère Lawrence a commandité la mort de son frère adoré Godfrey, est enfermée à l’asile depuis tout ce temps. Elle attend que cette chronique mette enfin au jour les faits et lève le voile sur sa terrible famille.
Pourquoi terrible ? Car les Winshaw sont tous – ou presque – d’odieux personnages : aristocrates méprisants, cupides, opportunistes, menteurs, égoïstes… Et ils occupent les postes-clés des pouvoirs économique, politique, médiatique, artistique, et même agro-alimentaire ! On suit ainsi le destinée de cette dynastie de puissants des années quarante à la fin des années quatre-vingts, et celle de l'Angleterre qu'ils contribuent à façonner.

En creux, c’est aussi l’histoire de Michael Owen qui se dessine : modeste romancier un temps prometteur, dépressif, ce jeune homme sans âge vit reclus dans son appartement londonien, et visionne en boucle un vieux film des années cinquante. Certains événements l’amènent à reprendre l’écriture de cette biographie familiale (qui lui fournit une rente substantielle depuis des années) : et les rebondissements vont se multiplier, tout comme les coïncidences et révélations en tout genre… Quoique fort improbables, ces péripéties fonctionnent sans problème avec le style de cette satire pleine d’ironie.

Plus qu’une enquête, c’est une peinture acerbe de l’establishment, une formidable démonstration de l’humour britannique, un livre éminemment politique par ce qu’il donne à voir de la société – la corruption, l’hypocrisie, les tractations sordides…
La construction apporte beaucoup à ce récit : les perspectives successives(celles des Winshaw mais aussi du mari de l'une, d'un concurrent, d'un partenaire professionnel, etc.) et les différents genres utilisés enrichissent énormément le "travail" et le plaisir du lecteur qui doit assembler ce puzzle pour parvenir à une image d'ensemble.

C’était donc un véritable bonheur de relire ce formidable roman !


Testament à l’anglaise, Jonathan Coe (Gallimard, 504 pages, 1995 / Folio, 688 pages, 1997)
Traduit de l’anglais par Jean Pavans


D'autres livres de Jonathan Coe sur ce blog : La maison du sommeil, Bienvenue au club & Le cercle fermé

lundi 20 septembre 2010

Bonbon Palace - Elif Shafak


La bâtarde d’Istanbul m’avait laissée sur des impressions mitigées : riche peinture d’Istanbul et de la Turquie, cette découverte des origines par la jeune Asya me plaisait infiniment par le projet et le propos mais le style et le rythme de ce texte ne m’avaient pas vraiment emportée. Il s’agissait du second roman écrit en anglais par la romancière Elif Shafak (2006). Après son large succès, les éditions Phébus ont choisi de publier Bonbon Palace (écrit celui-ci en turc, publié en 2002 et rapidement best-seller en Turquie).
Le résumé – roman choral sur les habitants d’un immeuble au Moyen-Orient, région qui m’intéresse tout particulièrement – m’a évidemment fait penser à L’Immeuble Yacoubian de l’Égyptien Alaa El-Aswany (que j'ai adoré). J’ai donc surmonté mes quelques réticences pour me lancer dans Bonbon Palace...

L’histoire de ce vieil immeuble stambouliote – qui a connu un temps de splendeur mais est aujourd’hui décrépi et envahi par les ordures – et de ses habitants a tous les ingrédients du grand roman.
Les personnages sont savoureux, parfois truculents, souvent attendrissants : les coiffeurs jumeaux, sorte de Dupont et Dupond tragiques ; la « Maîtresse bleue » sujette au vague à l’âme ; l’hystérique « Hygiène » Tijen ; la tyrannique Meryem ; le vieil Hadji Hadji, conteur contrarié ; la triste Nadja aux rêves brisés ; la petite Su tellement perspicace ; le narrateur, entomologiste divorcé amateur de femmes…
Tous nous donnent à voir un portrait kaléidoscopique d’Istanbul et de la Turquie d’aujourd’hui, loin des clichés et des idées reçues. Une mosaïque de la société, avec ses contradictions, ses tensions et ses espoirs.

Malheureusement, les longues descriptions, le style assez monocorde, les analyses interminables de la psychologie des personnages et les épisodes de plus en plus monotones ont rendu ma lecture poussive.
Comme toujours lorsque j’espérais aimer un livre, je cherche où le bât a pu blesser : je crois tout simplement que j’aime les narrations plus denses et que seuls les très grands écrivains peuvent se permettre les longues descriptions et analyses sans être ennuyeux ou pontifiants...

Une recontre entre le l'auteur et son lecteur qui ne s'est pas faite... Mais une peinture sociétale et culturelle qui n'en est pas moins intéressante.


Bonbon Palace, Elif Shafak (Phébus, 464 pages, 2008 / 10/18, 576 pages, 2010)
Traduit du turc par Valérie Gay-Aksoy


jeudi 9 septembre 2010

Les années - Annie Ernaux


Dans Les années, Annie Ernaux continue son entreprise de création autour de sa propre vie (je ne veux pas parler ici d'autofiction, car elle ne prétend jamais à la fiction), et entreprend de balayer l’ensemble des années vécues. De l’après-guerre à nos jours, en partant de photos éparses, elle évoque son enfance, son adolescence, les différents tournants de l’âge adulte – et les innombrables images, odeurs et impressions qui y sont liées.
J’avais apprécié Une femme (évoquant sa mère) et La place (son père) : ces courtes évocations m'avaient certainement d'autant plus marquées que, étant alors adolescente, j'avais presque « découvert » le sain et nécessaire recul sur ses parents que l'on pouvait avoir avec l'âge. Le projet bien plus ample de ce récit m'intéressait et m'enthousiasmait fortement. Ma lecture a été malheureusement très décevante : problèmes avec l’œuvre en elle-même ? ou déficit de compréhension dû à l’écart générationnel ?

Pour commencer, ma lecture a été perturbé par l’emploi du pronom indéfini « on », destiné probablement à inclure le lecteur dans le récit, à dépersonnaliser cette plongée dans l'intime. Cette construction ne fonctionne pas à mon sens et devient même exaspérante car bien trop pesante et artificielle. Certes, il s’agit de raconter « ces » années et cette génération née pendant la guerre qui a raté mai 68, mais cela aurait été bien plus intéressant si Annie Ernaux avait assumé pleinement la dimension biographique sans chercher cette pseudo mise à distance et/ou généralisation. Et si tel n'était pas le but, je me contenterais de dire que je n'ai pas adhéré à ce choix stylistique !

L’aspect « petite et grande histoire » est clairement ce qui m’a incité à continuer ma lecture (car je dois avouer avoir souvent été tentée d’abandonner). En effet, le texte étant au final assez court – au vu du projet de retracer soixante ans de vie et d’époques –, il donne lieu à de longues énumérations de souvenirs, tantôt savoureux, attendrissants ou édifiants : le chocolat Cardon, l'apparition du Frigidaire, les collants à la place des bas, les premiers baisers, les événements historiques qui ne sont que décor…
Ces passages sont passionnants, surtout quand on est née au début des années 1980 comme moi ! Mais la description devient régulièrement liste interminable : parfois hypnotique, plus souvent catalogue.

Au final, le rythme m’a profondément dérangée, au mieux lassée, et j’ai fini ce livre en diagonale, à toute vitesse.
Je suis donc incapable de le conseiller mais, comme je l’évoquais au début de ce billet, peut-être est-ce une question d’âge ? Une lassitude face à cette accumulation de souvenirs et malheureusement de regrets ? Les nombreuses critiques élogieuses me font penser qu’il doit y avoir de cela...


Les années, Annie Ernaux (Gallimard, 256 pages, 2008 / Folio, 256 pages, 2010)

mardi 7 septembre 2010

Les liens du sang - Ceridwen Dovey


Ce premier roman avait été très remarqué lors de sa parution mais, chaque fois que je prenais le livre en librairie, la quatrième de couverture me rebutait : peur d’une « banale » histoire de dictateur et peut-être aussi d’un texte trop austère… Sa parution en poche m’a redonné l’occasion de le lire et je ne le regrette pas !

Nous sommes dans une capitale jamais nommée : archétype d’une ville étouffante et étouffée, proche de la mer et entourée d’une nature luxuriante, qui pourrait se trouver dans n’importe quelle dictature du XXe siècle. Après un coup d’État militaire, trois membres de l’entourage domestique de l'ex-Président – le portraitiste, le coiffeur et le chef cuisinier – sont retenus dans sa résidence d’été par le leader révolutionnaire, le « Commandant », et ses troupes.
Tour à tour, chacun de ces personnages prend la parole pour confier son histoire, son passé et cet étrange enfermement qui évolue au fil des jours. Progressivement, ces prisonniers bien traités reprennent en effet leurs anciennes fonction auprès du Commandant ; et on assiste ainsi à l’appropriation des anciens attributs de la Présidence par le nouveau pouvoir.
Dans une seconde partie, c’est au tour de femmes qui leur sont proches – épouse, ancienne belle-sœur et fille – de se raconter. Et peu à peu, se dessine un portrait en creux du dictateur déchu et du nouveau : car, de manière terriblement logique, une nouvelle tyrannie se substitue à l’ancienne.

La construction du roman lui donne une épaisseur supplémentaire : la multiplication des points de vue, l’évolution des discours et des actes… Une construction intéressante donc, mais également un peu artificielle : les rebondissements (des « liens du sang » sont dévoilés et d’autres mis en avant, des alliances se renversent…) sont plus qu’attendus – bien que chargés de sens. Mais il ne s’agit que d’un léger bémol.
Très rapidement, ce pays-symbole s’est imposé à moi comme une dictature sud-américaine : impression renforcée par les personnages, qui évoquent par maints aspects ceux d’Isabel Allende ou de Gabriel Garcia Marquez. Leurs confessions dévoilent avec finesse le plus vil chez chacun : la lâcheté, la cruauté, l’opportunisme… et le goût du pouvoir bien entendu. Le lecteur désabusé s’attend cyniquement au pire et se trouve même surpris au moindre témoignage de courage ou d’intégrité.

Un roman très fort, et surprenant pour une première œuvre d’une si jeune femme (Ceridwen Dovey est née en 1980). Et une belle écriture, très fluide et pourtant très précise, qui fait oublier les petites scories et emporte le lecteur : continuer à lire en marchant est toujours un bon indicateur en ce qui me concerne !


Les liens du sang, Ceridwen Dovey (Héloïse d’Ormesson, 224 pages, 2008 / 10/18,
224 pages, 2010)
Traduit de l’anglais (Afrique du Sud) par Jean Guiloineau